par Nassera Metmati

Dominique Choisy suscite la curiosité des critiques de cinéma. Les Fraises des Bois est la seconde réalisation du cinéaste, après le long-métrage Confort Moderne (2000). Cet objet cinématographique propose des chemins inédits, personnels et profondément réalistes. Tout juste de retour du Festival Crossing Europe de Linz en Autriche, où « Wild strawberries » fût présenté en compétition, le cinéaste livre ses explications concernant l’idée du film, des personnages, et de ses intentions de cinéma.

Vous expliquiez, dans le dossier de presse officiel, que votre rapport à La Fraise des Bois contrairement à votre premier long-métrage Confort Moderne (2000), sortez d’un « confort » de script, de rigidité d’un scénario, pour « être disponible à ce qui viendrait d’ailleurs » (…) « que la proposition soit comme un porte-avions ». Or, les Cahiers du Cinéma, vous rétorque, fidèle à leurs politiques des auteurs, que la pellicule reste rigide, timide (…) devant les propos dérangeant des personnages. En quoi vos chois artistiques infirment t-ils ou pas cette prise de position?

Il est très difficile pour moi de répondre à cette question, car je ne suis, (évidemment !), pas d’accord avec la critique des Cahiers… Et je crois que je n’ai pas à me justifier par rapport à leur critique, pas plus qu’ils n’ont à prendre comme argent comptant ce que j’ai pu dire lors de l’interview du dossier de presse… Je fais un film, ils le reçoivent d’une certaine façon, d’autres le recevront autrement, il n’y a ni juste ni faux, mais simplement des sensibilités qui s’expriment de part et d’autre. Ce qu’ils prennent pour de la timidité est plutôt pour moi de la retenue, de la discrétion. Le fait que le film soit avant tout en plans fixes est une façon pour moi de rester simple. L’interprétation des Cahiers est que l’effet rendu est rigoureusement l’inverse de ce que j’ai en tête lorsque je fais ce choix pour le film : pourquoi pas !…

Pourquoi considérez-vous ces espaces – à l’image de ce qu’en fait le personnage de Gabriel – comme des lieux d’oppression économique? Oppression qu’est un supermarché, oppression d’un lieu de flirt en commerce sexuel. Finalement, le seul espace hors système économique n’existe que hors du champ. Comment vos héros brisent-ils cette espace, pour créer le leur?

Il me semble que Gabriel ne « fait » rien des espaces qui sont autour de lui… Il je ne les considère pas « comme » des lieux d’oppression économique, ils sont des lieux d’oppression économique. Les espaces de travail où s’exprime la violence du système économique actuel sont légions, et il me semble que dans les hyper-marchés, tout n’est que marchandise : les produits que l’on achète, bien sûr, mais aussi nous, lorsque nous achetons ; et surtout les personnes qui sont employées dans ces endroits pour vendre les produits. Il y a là une chaîne de chosification très impressionnante qui produit un effet d’invisibilité : les clients sont invisibles les uns pour les autres, trop préoccupés par les produits, presque plus « vivants » que les humains qui s’agitent autour. C’est sans doute ce qu’exprime le moment où Gabriel regarde fixement ce jeune homme qui joue au ping-pong virtuel. Ils sont, à cet instant, des choses, ensemble, et ne s’en rendent même plus compte. C’est cela qui m’intéresse chez Gabriel, c’est son invisibilité sociale. Comme on ne le voit pas, on ne lui accorde pas de regard en retour, on ne lui accorde aucune « histoire ». Violette est également réduite à l’état de chose permanente en raison de la violence de son père. Elle est bloquée, limitée dans sa possibilité de grandir comme personne à part entière. Elle est maintenue de façon délibérée dans son état d’enfance. Elle est en cela exactement comme les sex-toys qui traînent dans le fond du sac de Gabriel. Ce qu’ils doivent apprendre, et c’est ce que le film raconte, c’est à redevenir des personnes à par entière, retrouver la limite de leur corps, reprendre conscience de leur peau comme frontière de ce qui est acceptable, ou pas. Et ainsi cesser d’être ce que l’on veut qu’ils soient, c’est à dire des objets de désir. Pour ce faire, pour organiser cette révolution, il me semble qu’il n’y a pas tant de solutions que cela, et qu’elles passent forcément par la violence.

De quelle manière définiriez-vous cette liberté?

Je pense que la liberté que découvrent Gabriel et Violette, en raison de leur histoire, c’est celle de désirer. De ne plus être ceux qu’on désire, que l’on prend, sans leur laisser le choix, mais bien de devenir les acteurs de leurs envies, de réintégrer leur corps, d’en redevenir les maîtres.

Vous créez une forme visuelle très épurée, très propre. Pourquoi choisissez-vous de conserver, Gabriel et Violette, sous ce format lisse ? La violence réelle, dure, n’est-elle pas compatible à votre idée de cinéma où est-ce un choix délibéré pour laisser aux spectateurs le choix de fantasmer sur une démonstration de violence éclatée dans nos sociétés modernes?

Je ne suis pas d’accord avec vous sur les termes de « forme visuelle très épurée, très propre. » Je crois ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de mouvements que l’image est lisse. Bien au contraire ! Je trouve que dans le film, l’univers de Gabriel est très âpre, très désespérant, acide presque. Il y a autour lui une forme de désert, dans lequel il ne cesse de se fondre, de disparaître. Nous avons traité les décors et les costumes avec cette volonté, de faire en sorte que les lieux l’aspirent, le « digèrent ». Et cela n’est selon moi, pas lisse, comme proposition visuelle. Les spectateurs me renvoient souvent le fait que l’univers de Gabriel est, au début du film en tout cas, assez violent, assez inhumain. Pour Violette, au contraire, nous avons joué sur la surcharge, sur la présence de papiers peints aux motifs lourds, avec une volonté d’accumuler, d’empiler les éléments, pour la perdre au milieu de toutes ces choses. Et là aussi, je réfute le terme d’ « épuré » ou de lisse. Maintenant, il n’était pas question d’être réaliste ; et c’est peut-être cela qui donne le sentiment que le film essaye de mettre à distance la violence. C’est peut-être parce qu’il adopte la forme du conte. Mais c’est une mise à distance à double détente. On croit que les images vont venir vous frapper, et puis non, le choc n’a pas lieu là où on l’attendait, mais il aura lieu ailleurs, et c’est seulement plus tard que l’on se rend compte de ce qui vous est vraiment arrivé pendant la projection

Pourquoi attachez-vous un sens aux objets ainsi qu’à leurs placements dans ce cadre ?

Je trouve que les objets présents dans le film, (et c’est vrai, ils sont nombreux !), racontent également très bien l’histoire de Violette et Gabriel, bien mieux qu’un dialogue, ou bien mieux que la mise en place d’une situation. Quand Violette pose le petit jouet mécanique en forme de phoque sur la couette de son lit, cette image en dit bien plus sur sa solitude, sa perdition, et l’impossibilité qui est la sienne de s’échapper, de se soumettre au cauchemar. Il en va de même quand elle appuie sur la « boite à cris » et qu’un épouvantable barrissement d’éléphant résonne : c’est comme son cri à elle, celui qu’elle n’arrive pas à laisser (encore) sortir. Je pourrais prendre aussi de nombreux exemples qui fonctionnent de façon similaire pour Gabriel. Les objets, et la façon dont les on les utilise sont une manière pour moi de construire la narration, mais par des voies détournées, en creusant des liens souterrains.

Pourquoi avoir choisi une structuration de la bobine, organisé en épisodes, à la manière de coupures temporelles qui font penser à un réalisateur tel que Quentin Tarantino?

Je n’ai jamais pensé à Tarantino lors de la fabrication du film… Et d’ailleurs l’atmosphère des Fraises est très éloignée de ce que propose Tarantino… Le choix de rythmer le film par les différentes saisons et de les signaler par des cartons est une façon de proposer des chapitres, comme dans un livre pour enfant. J’avais envie qu’il y ait des lettres, des mots, pour marquer les changements à la fois des saisons, mais aussi des personnages, comme pour accélérer les situations.

Le conte, les histoires sont tordus par le cinéma. La réponse des enfants n’est plus le happy ending des classiques mais bel et bien la démesure totale, la sordidité, la perte d’un idéal qui semblent coller aux films récents. Quelles sont vos inspirations? Vous viennent-elles d’expériences personnelles ou de l’ère du temps?

Il me semble que ce qui anime le film vient effectivement d’une forme d’observation proche de la réalité, mais comme pour « Confort Moderne », j’avais envie de décaler la forme, de faire partir le film dans une sorte de dérapage qui permettrait de proposer les personnages de façon plus fantaisiste, leur permettre de faire un pas de côté face au drame qui traverse leurs vies.
Il y a donc quelque chose qui vient du moment présent, disons de l’air du temps, même si je pense que le film n’est pas vraiment dans un style, une mode, une tendance qui serait actuelle. Mais sans doute sa forme, la façon dont il est fabriqué vient de mes goûts propres, de la façon dont je me suis construit au fil de ma vie.

Êtes-vous un cinéaste populaire? Peut-on vous rangez dans une forme définie de cinéma ou appliquez-vous les chemins de traverse que vous choisissez pour vos personnages?

Je ne sais pas bien ce que c’est, un « cinéaste populaire »… Lorsque le film est projeté en salle, il semble rencontrer un public qui tisse avec le film un rapport assez fort, très intime… Du moins, c’est ce qu’on me dit lors des débats… Je crois que le film permet à chacun de débarquer dans ce que je propose avec ses propres valises, sa propre histoire. Il me semble presque que cela détermine la façon que chacun a de recevoir le film… Je suis parfois très surpris de ce que le film déclenche chez certains spectateurs, des émotions très profondes… Alors est-ce une façon d’être populaire, que de rencontrer « un » public, je ne sais pas… Et il semble que ce qui plaise le plus à ces personnes, c’est justement que le film est inclassable, qu’il aborde différents genres, passant parfois de l’un à l’autre sans prévenir. On me dit que c’est « comme dans la vie »… Et sans doute que la vie prend souvent des chemins de traverse, non ?…

Comment dirigez-vous vos acteurs ? Libertaire ou autoritaire ?

Pour moi, « diriger » un comédien ne veut pas dire être « directeur ». C’est plutôt montrer une direction, un chemin vers le personnage. Alors avec les comédiens, on parle beaucoup de ce chemin (de traverse ?) avant le tournage, sur les lieux, lors des essais des costumes, et puis une fois que nous sommes d’accord, que nous nous sommes « entendus », je laisse une grande liberté sur la manière de parcourir ce chemin.

Pourquoi vous êtes-vous « plié » au décor de la région Picardie, auquel Tousmescinemas est attaché?

Le film a beaucoup à voir avec le « pliage », avec le fait que les situations peuvent se concentrer ou se déployer, et évoluer vers des formes inédites, surprenantes. C’est cela que j’aime dans les paysages de la région Picardie. Ce sont des paysages qui permettent d’investir l’horizon, ou alors de se replier, dans les maisons, dans les villes. On peut y être à la fois très exposé, ou alors complètement caché, « mûché », comme on dit ici… Du coup, cela permet un rapport au corps, au corps du comédien, passionnant.

Quels sont vos prochains projets de cinémas ?

Je suis en train d’écrire un film avec de multiples personnages que l’on suivra dans une sorte de cavalcade urbaine (surtout dans le métro) et qui sera tourné à Montréal…

Fiche technique

Réalisation : Dominique Choisy
Avec Juliette Damiens, Julien Lambert
Pays : France
Genre : Drame
Durée : 148 minutes
Date : 1957
Société de production : 31 Juin Films
Distribué par Contre-Allée

Merci à Dominique Choisy.

Propos recueillis le 01 Mai 2012.