par Nassera Metmati

2009 a été l’année du cinquantième anniversaire de la projection des 400 coups de François Truffaut. A cette occasion, comment ne pas se tourner vers les Cahiers Du Cinéma, chantre, porte-drapeau flamboyant et critiqué de La Nouvelle Vague? Jean-Michel Frodon, ex-directeur de la rédaction, apporte un éclairage sur l’influence qu’elle suscite toujours sur tout un pan du cinéma. Il nous parle également de l’évolution de la critique et de sa prestigieuse revue qu’il s’apprête à quitter. « DE MOINS EN MOINS DE FILMS SONT VUS PAR UN GRAND PUBLIC »

Nassera Metmati: Quel regard de critique portez-vous sur le cinéma à l’heure actuelle ?

Jean-Michel Frodon: Le cinéma n’a jamais été autant créatif de toute son histoire. Pour autant, il y a un problème grave de contradiction entre d’une part cette création et la production artistique, inversement proportionnelle à la distribution et à l’accès aux films. De moins en moins de films sont vus par un grand public. En quoi certaines œuvres peuvent-elles encore refléter l’empreinte de la «Nouvelle Vague» ? Il ne s’agit pas forcément d’une « empreinte » Nouvelle Vague, sauf à faire de la Nouvelle Vague le nom de cela, c’est-à-dire le nom de cette énergie et de cette diversité, y compris créée pas des gens qui n’ont jamais vu un film de Godard ou de Truffaut (…). En fait, l’expression est ambiguë.

Comment la définiriez-vous en trois mots ? La Nouvelle Vague est un emboitement de trois choses. Elle est un mouvement générationnel apparu à la fin des années 1950 en France. Une pléthore de jeunes réalisateurs tourne leurs films entre 1958 et 1963 ; il s’agit de l’appellation première que l’on donnait à l’époque à cette effervescence. Deuxièmement, elle désigne les films réalisés par les cinq citriques des Cahiers du Cinéma qui deviennent réalisateurs à cette période : Jean-Luc Godard, François Truffaut, Jacques Rivette, Eric Rohmer et Claude Chabrol. Le troisième élément, le plus important à mes yeux, est une manière nouvelle de faire et de penser le cinéma qui devient « moderne ». Une idée de l’art du cinéma s’affirme de manière visible, avec aussi d’autres cinéastes comme Jacques Demy, Jacques Rozier qui sont proches des Cahiers du Cinéma. Plus loin, il y a Agnès Varda, Alain Resnais…etc.

Un grand nombre de réalisateurs présents cette année à Cannes ont cité parmi leurs influences certains de ces cinéastes et ils ont rendu hommage à cette génération à travers leurs films… (Visage de Tsai Ming-Liang par exemple). La Nouvelle Vague est profondément une énergie qui vise à réinventer le langage cinématographique. Cela ne s’arrête pas en 1950, ni depuis. Cette année à Cannes, au moins Alain Resnais, Luc Roué et Alain Cavalier se sont impliqués de manière consciente. Les générations successives ont eux aussi cette idée de réinvention, de ce que le cinéma peut faire par rapport aux autres moyens d’expression. Il y a cette idée de chercher de quoi le cinéma est riche et porteur de tout ce qui n’est pas disponible dans d’autres formes d’arts (littérature, théâtre…). A l’intérieur de la Nouvelle Vague, il y a un mouvement directement lié aux Cahiers du Cinéma, avec cette particularité : il change le langage cinématographique à partir de la cinéphilie. Les réalisateurs ont changé les règles du jeu de l’écriture cinématographique en utilisant ce qui a déjà été fait dans le cinéma. D’autres ne l’ont pas fait ; Agnès Varda réalise La Pointe Courte sans ne rien savoir sur le cinéma. Ce qui n’est pas le cas de Godard et d’autres réalisateurs. La Nouvelle Vague n’est en aucun cas un style. Il n’est pas possible donc d’avoir une quelconque approche stylistique de la Nouvelle Vague puisque les gestes de ses principaux créateurs semblent très différents? Oui ils sont différents, c’est un esprit plutôt qu’un style. C’est un rapport au geste cinématographique. Il n’est pas possible d’établir un cahier des charges « Nouvelle Vague ». Il faut voir les films et retrouver quelque chose qui a été vivant.

« HOLLYWOOD DÉPENSE PLUS D’ARGENT POUR SORTIR LES FILMS » Philippe Person consacrait un article « A-t-on le droit de critiquer la Nouvelle Vague » il y a plusieurs mois (A-t-on le droit de critiquer le monde diplomatique ?) ; L’avez vous lu ? Que pensez-vous de sa lecture : selon lui, la Nouvelle Vague est devenue un carcan ?

JMF: C’est faux. Nous retrouvons dès 1960 le contenu de cet article. L’article du monde diplomatique rappelle que la Nouvelle Vague a tué le cinéma français traditionnel. Après reste à savoir ce que l’on appelle la Nouvelle Vague. Quelqu’un qui imiterait un Godard ou un Rohmer aujourd’hui serait un mauvais voir même pas un cinéaste. En revanche, il s’agit d’un esprit de croyance dans le cinéma, de remise en cause des règles du jeu du cinéma. Cela ne peut donc pas être un carcan : c’est antinomique. L’esprit de la Nouvelle Vague n’est pas que Français.

Dans quelle mesure Les Cahiers Du Cinéma tentent de garder cet esprit depuis sa création (avril 1951) ? Avant même la naissance de la Nouvelle Vague, la question suivante se pose : qu’est-ce qui est esthétiquement actif dans le cinéma ? Que ce soit relatif aux histoires, cadrages, montages, à la couleur ou aux sons…Et puis, l’autre question est de savoir ce qui est vivant, ce que cela implique et quelles sont les conséquences éthiques et politiques de ces choix esthétiques. Par conséquent, tout ce que cela induit dans notre rapport au monde : violence, tendresse, liberté, ou dans les choix de mise en scène. C’est cela que nous retrouvons dans les Cahiers du Cinéma.

La critique a-t-elle évolué depuis un demi-siècle? De quelle façon ? En 1960, le cinéma est l’art et le loisir le plus populaire du monde. Il va être remis en question par d’autres modes de communications, de loisirs, de représentations, que ce soit de la télévision jusqu’à d’autres formes d’images liées à l’univers d’Internet et des jeux vidéos dans les années 2000. L’autre changement est le développement des études universitaires en cinéma. Beaucoup de critiques de cinéma viennent de l’université. Enfin, il y a le développement des stratégies marketing autour des films. Tout le travail qui environne les films tend à construire leur rapport au public en contournant la critique pour assurer le succès commercial. Aujourd’hui, Hollywood dépense plus d’argent à sortir des films qu’à les faire. La critique y est forcément confrontée.

Qu’est ce que la politique des auteurs ? Comment a t elle évolué ? Qu’en reste t il et continuez-vous à la défendre? La politique des auteurs dit deux choses : « Construire la place politique sans pouvoir de l’auteur à l’intérieur d’un processus ». Les cinéastes sont des auteurs comme peuvent l’être les écrivains, les compositeurs, les peintres. Ils sont au principe de l’existence de cet objet qualifié d’œuvre qui est un film (même si on voit bien qu’aujourd’hui cela n’est pas vraiment reconnu). Dans le même temps, les Cahiers disent que ce ne sont pas des auteurs comme les autres. Les auteurs de cinéma les plus représentatifs de ce que le statut d’auteur comporte au cinéma relèvent d’individus qui sont au cœur de l’industrie. Alfred Hitchcock, Howard Hawks, John Ford arrivent à imprimer un cinéma d’auteur fait dans le contexte de l’industrie. C’est le cas aussi de Fritz Lang qui part aux Etats-Unis. C’est le contraire d’un Robert Bresson qui a un contrôle direct sur ce qu’il fait. Même si John Ford ne participait pas au scénario, ou qu’il n’avait pas le droit d’assister au montage, tout le monde reconnaît un film de John Ford. Et la politique de auteurs dit : ce n’est pas que parce que nous défendons l’auteur que nous défendons tous les auteurs. Nous (Les Cahiers) avons notre politique des auteurs : par exemple, nous préférons les films d’Otto Preminger aux films de John Huston. (Mais j’aime beaucoup les films de Huston).

« LES UNIVERSITAIRES N’ÉCRIVENT PAS COMME LES CRITIQUES » Êtes-vous d’accord sur l’axiome suivant : « le critique doit sans cesse réécrire l’histoire »? C’est quelqu’un qui doit être prêt à la réécrire, ce n’est pas qu’il faut le faire systématiquement. Au pire si on pense que Jean Renoir était nul, si on ressent, qu’il s‘agit d’une escroquerie ou une sorte d’aveuglement collectif depuis 50 ans… Si je suis capable de faire partager une réflexion et une émotion qui va dans le sens opposé, et si elle rencontre une sensibilité de l’époque, une évolution, alors nous aurons questionné de nouveau un rapport : qu’est ce qu’on attend d’une œuvre? Bien sûr, la critique réécrit l’histoire en en rajoutant plus qu’en démolissant. Cela fait partie du travail critique de hiérarchiser. La critique n’est ni un historien ni un universitaire selon vous. Or tous les mois dans les Cahiers, un lecteur peu averti pourrait croire que seuls les outils universitaires, les textes savants de Bazin par exemple, servent la pensée critique. Non c’est d’une autre nature. Bazin n’est pas un universitaire. Il y a une nécessaire distance qu’un universitaire a avec son objet et un rapport d’empathie qu’à un critique a avec son objet. Après il y a de très bons universitaires qui sont des très bons critiques, mais ils n’écrivent pas de la même manière.

Mais pourquoi retrouve-t-on alors ce rapport d’écriture? Nous retrouvons les procédures d’écriture d’universités dans la critique car les critiques sortent des facs de cinéma. Beaucoup de gens du Cahiers viennent des écoles de cinéma. Il y a une hétérogénéité entre le rapport universitaire et le rapport critique. Mais c’est plutôt un risque pour la critique.

Comment expliquez-vous le regard critique, élitiste porté sur les Cahiers ; est-il dû à la nouvelle vague ? Il existe toujours une contradiction dans la réception que les gens ont des Cahiers : ils croient que seuls les films non commerciaux, confidentiels doivent être estampillés « Cahiers ». Or, depuis ses débuts, les Cahiers ont toujours défendu les auteurs à l’intérieur de l’establishment. D’où vient cette contradiction, cette ignorance du geste « Cahier » qui voudrait que la revue ne regarde jamais du coté du cinéma populaire ? Les Cahiers regardent tout le cinéma mais avec une forme d’exigence qui est qu’il faut essayer de construire de la pensée. On peut construire de la pensée avec un film comme Cloverfield, tout comme avec un film de Jean-Marie Straub. Beaucoup de gens ont un rapport avec le cinéma où ils ne veulent surtout pas travailler. Ils ont ce que j’appelle un rapport d’esclave, de soumission au film où ils abandonnent leurs capacités de penser eux-mêmes. Soit je construis ma liberté ou sois je suis le jouet du film.

Y-aura t-il des changements dans les prochaines éditions des Cahiers du Cinéma ? Je ne peux pas trop en parler puisque je vais bientôt quitter les Cahiers du Cinéma. Pourquoi ? Il ne faut pas se figer, se fossiliser. Je pense que cinq-six ans à la tête de rédaction suffit. Vous retrouvera-t-on actif dans la critique ou pas du tout ? J’espère bien.

Merci à Frédéric Mercier.