par Nassera Metmati

Honni par la critique lors de sa présentation au Festival de Cannes 2007, »L’Homme de Londres » suscite à la fois diatribes et admirations envers une œuvre à la forme géométrique, irradiant d’étrangeté le paysage cinématographique. Catatonie filmophage, afféteries prétentieuses, surannée étude des solitudes hermétiques ou haute sphère du septième art…Peu importe les qualificatifs ; ce qui s’avère sans doute l’avant dernier film du cinéaste hongrois s’assume dans ses substructions esthétiques autant que dans l’esbroufe de sa mise en scène stylisée. Exit la métaphysique poétique du précédent « Harmonies Werckmeister ». Tarr délivre un potlatch d’harmonies tatillonnes, ancré, où l’économie de tout surplus cristallise une grille des affects pré-établis. Quitte à malmener un récit presque biffé, Tarr fait un rewarding pessimiste hérité du « Nid Familial » (1979). Il tranche et porte un regard de cinéaste chère à André Bazin. Une porte ouverte à tous les paradoxes d’un cinéma à classer à part. De l’exploitation tragique des sonorités… Maloine, gardien de port, assiste malgré lui à une scène de meurtre sur les quais. Il récupère des flots une valise dans laquelle s’offre à lui

toute une liasse de billets. Maloine décide de conserver cet argent en secret. Prisonnier d’une vie routinière professionnelle et familiale, Maloine se voit dès lors pris dans l’engrenage d’une enquête policière, et surtout dans la tentation d’une existence meilleure enfin réalisable… Béla Tarr impose d’emblée une atmosphère mortifère, délétère et brumeuse, digne des climax neurasthéniques du communisme hongrois de la fin des années 70. L’utilisation frauduleuse des sonorités s’offrent à de similaires agrégats ; effets de superpositions, effets d’apparitions/ de disparitions. Tarr se livre à un manège. L’apparente simplicité capitonne un soubassement plus froid et réglé, où le réalisateur fait transparaître une précision métronomique. Dès la première bobine de film, les cheminements cadenassés des personnages, leurs silhouettes presque allégoriques s’accordent comme du papier à musique à l’horloge mécanique introduite par le travail du cinéaste. Dans un espace géographique étendu, le spectateur tend l’oreille et saisit un souffle harmonique au-delà du simple élément palpable, visible. Une lecture à partitions transverses où l’objectif capture autre chose. Chaque bruissement, chaque résonance de pas, chaque ressac des vagues qui claquent, chaque grincement est amplifié pour mieux accompagner la tonalité négative, la fatigue, le désarroi de ces vies monotones. Des existences mues par une reproduction systémique des accords. La ritournelle musicale condense la charge dramatique des protagonistes. Surtout celle du tragi-héros. La séquence dans laquelle Maloine accélère frénétiquement les gestes de son labeur porte à son paroxysme la fièvre mélodique. Comme une catharsis émotionnelle brève et puissante, le son imprègne le vécu du personnage l’espace d’un instant. Il permet de comprendre le déchirement intérieur. L’émotion qui se dégage guide la composition jusqu’à épuisement. Elle fait ressortir toute la pesanteur du réel de l’action. Le film se déplie dans un tempo rythmique similaire. La redondance des sons est comme un tic-tac obsédant auxquel personne n’échappe, comme si le va et vient quotidien allait reprendre irrémédiablement le dessus. Parfois, il y a de l’espoir, une note d’optimisme, ou une promesse ; une scène de fête incongrue dans un café où pour la première fois la pièce est enceinte de vibrations positives provenant des gammes d’un accordéon. Fausse promesse. Chez Tarr, la gaîté s’avère factice. Les lendemains qui chantent s’évanouissent. A l’image de l’œuvre de Béla Tarr, la déliquescence à l’œuvre dans les vies concourt à revenir à l’état d’une réalité sourde. Comme dans cette scène pathétique, où un homme coupe sa viande à la manière d’un pantin de bois. Tarr tire les ficelles. La cacophonie de l’individu colle à la symphonie du chef d’orchestre. Au contexte moral d’une intrigue policière « L’homme de Londres » s’inscrit dans un cadre narratif simple et aisé à comprendre. Tarr brosse une photographie psychanalytique et psychique d’un individu brisé par le dénuement matériel et mental. Dans un contraste noir/gris/blanc hitchcockien, au goût du « Citizen Kane » d’Orson Welles, le spectateur plonge dans le morne et lugubre cheminement de Maloine. Une solitude quasi-ontologique. La cinquantaine passée, Maloine reproduit chaque jour le même cercle (métaphore des Neuf Cercles de l’Enfer de Dante) ; descendre de la tour le matin, boire un verre au bar, s’adonner à ce qu’on devine à un rituel de jeu d’échecs, rentrer à la maison, dormir, puis se réveiller, repartir au travail le lendemain. L’accablante uniformité gangrène toutes les sommes de langages ; attitudes, mouvements, dialogues, à l’instar de cet échange : « Quoi de neuf…Comme d’habitude ; la famille…C’est bien… ; chez vous…La catastrophe ». L’homme boit pour se désaltérer. Un autre mange par ennui. La nourriture n’a plus de saveur. Même le bavardage est vain : la seule séquence où la parole reprend le pas s’avère un cafarnaum de salmigondis perlimpinpins où deux commerçants s’évertuent à vendre leur marchandise de luxe. Tarr l’utilise pour mieux nous suggérer l’inutilité des artifices de bric-à-brac. De l’adaptation de la nouvelle de Simenon, Tarr ne conserve in fine qu’une réalité sans pitié, ou comme il le disait, il n’y a plus aucun espoir. De là, la magie cinématographique fait son effet. Le film transforme le caractère anecdotique de l’histoire en une expérience d’esthète, dans lequel Tarr signe tous les tours. Cinéaste du temps, Tarr casse ici tout rapport narratif, comme lorsqu’il sculpte le visage du héros au moment où celui-ci ouvre la boîte de Pandore le faux deus ex machina du récit dans un long-plan séquence. Tarr imprime le personnage dans son rapport au monde. Il articule le plan aux variations de la sensibilité. C’est comme si il construisait son histoire comme un long plan séquence dans lequel il introduirait des plans séquences allongés, rallongés (jusqu’à trois minutes). Dans une obole au genre de Kubrick, Tarr pose un œil avisé et massif, une peinture dans laquelle il fixe les protagonistes. La cinétique de la caméra, dans les mouvements de travellings avants/arrières (on songe à la mobilité jumelle de Cassavetes auquel Tarr se réfère souvent), tendent à faire surgir les possibilités de flux entre ces morceaux de personnages. Comment trouver la brèche salutaire ? Comment sortir de ce canevas ? Tarr s’exprime dans le cadre. La caméra cherche mais se heurte à un angle, une fenêtre, ou comme dans cette scène ou l’objectif sort de la ruelle sordide, se détourne, et replonge presque involontairement dans les mêmes coordonnées du cadre précédent. En somme, dans l’ombre immuable de son héros. L’ombre contradictoire de Béla Tarr. Fiche technique Réalisé par Béla Tarr Avec Miroslav Krobot, Tilda Swinton, Erika Bok Film Hongrois, Allemand et Français Genre : Drame Durée: 2h15 min Année de production : 2007 Titre original: The Man of London Distribué par Shellac