par Nassera Metmati

Pendant que Luchino Visconti dirigeait « Ossesione » en 1942, un jeune cinéaste tournait de l’autre côté de la rive « Gens du Pô » un documentaire sur les pêcheurs, thème pourtant interdit sous le régime fasciste de Mussolini. L’histoire est loin d’être anodine. Car s’il y a bien une manière de définir la place de « Chronique d’un amour » dans le cinéma d’Antonioni et dans le cinéma en général, c’est celle d’un film dont l’ambition toute neuve est bien de rompre avec le cinéma italien d’après guerre : celui du néo-réalisme tout puissant.
Premier long métrage de Michelangelo Antonioni, « Chronique d’un amour » est le film de la mise en place. Une chronique qui jette les bases des fictions antonioniennes de la maturité. « Chronique d’un amour » s’offre déjà comme un regard, une forme d’expression détachée et immatérielle. C’est une chronique sur la passion : celle qui emporte tout, déstructure les liens. « Chronique d’un amour » nous offre l’image de la femme comme filtre subtil de la réalité. C’est en somme de la peinture, la sculpture poétique de l’âme ; un poème à l’état pur qui, comme le dit Rimbaud « ne rythme pas l’action, mais est en avant de l’action. »

Poétique du langage

Un jeune couple illégitime, Paola (Lucia Bosé) et Guido (Massimo Girotti) planifie le meurtre d’un mari mûr et riche, Fontana, qui décide d’enquêter sur le passé obscur de sa femme…

L’intrigue est crapuleuse. Antonioni installe son film dans la haute bourgeoisie à l’aisance provocante. Fernando est riche, les origines modestes de Paola à peine mentionnées, et la vie faite d’expédients de Guido ne fait l’objet que de mentions incidentes. On ne connait pas l’histoire des personnages, d’où viennent-ils, ni comment ils se sont rencontrés…

Mais ce qui passionne le cinéaste, tout comme nous, n’est pas de poser un contexte dans un prétexte narratif, mais de sonder à un instant d’une vie comment des êtres se positionnent face à eux-mêmes et à ce qui les entoure ; tenter de les dépouiller, pénétrer l’intérieur pour être aux plus près des affects et de leurs préoccupations intimes. Antonioni capte les « intermittences » du cœur, celles de deux amoureux enferrés dans les affres existentielles du boom économique des années 50, en proie à des contradictions sociales et existentielles.

Antonioni se doit de garder la tête froide pour arriver à entrer dans cette matière impalpable qu’est l’esprit.
La grande ambiguïté, et en même temps la finesse de lecture l’incitent à faire surgir les sentiments qui rongent les amants et le trio infernal à l’aide dans de longs plans émouvants, d’une mise en scène sèche et sans faille. Il parvient ainsi à capturer le vrai rythme de la réalité. Comme dans une représentation, Paola et Guido deviennent les images, les figures frénétiques, colorées et vivantes d’un tableau impressionniste.

Ainsi, lorsque les deux amants se rencontrent en cachette dans l’escalier d’un immeuble, les haltes, les ralentissements, les pertes de vitesse sont les signes à lire d’un intérieur. On va, on vient, on monte, on descend… Déjà le mal du vivre ensemble les ronge ; déjà on se donne des rendez-vous auxquels on n’a moins envie de se rendre. C’est la chorégraphie de l’amour, évidente, de la mélancolie qui se joue sous nos yeux, et auquel la surdité du décor ne fait qu’en renforcer l’état.

Le décalage des mesures révèle les faux semblants d’une réalité que les amants pensaient maîtriser. Le spectateur n’a plus qu’à s’abandonner, se laisser aller au propre cheminement de sa conscience en voyant les deux amoureux se battre avec leur propre perception des choses. Devant nos yeux, Paola et Guido, passionnés et prêts à tout pour enfin vivre leur idylle, sont incapables de s’aimer comme ils le voudraient.

Poétique de la femme

A 27 ans, Paola incarne la « belle dame sans merci », élégante et diabolique. A la sortie d’un théâtre, un groupe de bourgeois apparaît sous des rires et des invitations à la fête. Au milieu de la horde qui s’enorgueillit, une silhouette délicate, à la chevelure noire à l’air absent et plus ennuyé que les autres se détache. Paola est une émanation divine à elle toute seule. Robes du soir vaporeuses, fourrures moelleuses, déploiement de chapeaux, gants noirs et bijoux délicats font d’elle une créature cinématographique à part entière.

Paola est la femme que tous les hommes aimeraient posséder : une icône qui laisse présager des futures belles conquêtes du réalisateur italien. La manière dont elle s’adosse à un mur, rejette sa tête en arrière ou sur le côté, s’alanguit dans le canapé ou sur les couvre-lits pelucheux, déambule de l’autre côté d’une pièce, touche, caresse les visages des autres et son propre visage, est une invitation au voyage. Paola fait soupirer les hommes, qui ne peuvent que regarder et rêver à ce désir d’évasion.

L’actrice Lucia Bosé compose un ballet de diva au sein d’une cinématographie qui valorisait alors les beautés terriennes et sans mystère. Son incarnation constitue à elle toute seule une rupture. En ce sens, Bosé ne se contente pas d’être une poupée manipulée par la mise en scène d’Antonioni. Elle stimule le cinéaste dans la création, lorsque que ses yeux s’assombrissent en un éclair noir et platonique, ou dans le jeu d’une main gantée quand elle embrasse Guido dans un immeuble de fortune. Il y a là une poétique du désir, un lyrisme non feint.

Paola ne peut qu’inspirer les interrogations sur le jeu de l’amour, sur ce qu’il peut représenter. On ne peut s’empêcher de se demander : qu’est-ce que l’amour ? La passion? Le fait d’accepter un être qui nous satisfait, nous rassure-t-il? Est-ce que la peur d’aimer, d’aimer vraiment, nous incite à se carapater dans un satisfact? Paola accepte-elle l’amour de Guido ? Peu de gens semblent accepter véritablement l’amour, car il nécessite en vérité un courage, un don de soi, presque un abandon. Paola est-elle prête à ce rêve d’amour auquel elle songeait ?

Poétique nocturne

Le monde sensoriel d’Antonioni amplifie la vision de l’homme et de son environnement. Le cinéaste crée un imaginaire sensoriel et visuel. On reconnaît déjà la fameuse nuit antonienne par des signes, des détails, des rituels, des jeux d’oppositions accentués qui correspondent à une rêverie et définissent en même temps une conception très personnelle du cinéma.

Les recoins obscurs du passé de Paola surgissent au fil de l’enquête. L’ombre du meurtre de l’amie de Paola dans l’ascenseur plane tout au long du film. Le spectre du complot d’amants est ambiant. Le drap noir se déploie dès l’ouverture du film, dans les courbes de l’arcade milanaise maigrement éclairés par des lanternes. En petites touches de pinceau, Antonioni projette les sensibilités.

Quelques beaux moments de nuit suivent. Le couple se donne rendez-vous au planétarium, où les hommes scrutent la voûte céleste dans l’obscurité. Décidé à mettre fin aux jours du mari, Guido se poste à proximité d’un pont, la nuit, révolver à la main prêt à commettre le meurtre qui libérerait les amants. Dans cette attente, chaque bruit de la nuit est multiplié, chaque émanation sonore renforce l’état d’angoisse de Guido.

Un homme cherche une femme dans la nuit. Antonioni décline le thème sous toutes ses formes.
Le cinéaste cherche dans ce cadre toutes les solutions techniques pour que la poésie atteigne son paroxysme, toujours dans le but de traduire, de façonner la matière, et transcrire aussi bien le vide d’un regard que la vacuité relationnelle des amants. Des fantômes amoureux.

FICHE TECHNIQUE

Date de sortie : inconnue
Réalisé par Michelangelo Antonioni
Avec Lucia Bosé, Massimo Girotti, Fernando Sarmi
Film Italien
Genre : Drame
Durée: 1h40 min
Année de production : 1950
Titre original: Cronaca di un amore
Bonus Michelangelo Antonioni, le regard qui a changé le cinéma

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Distribué par Carlotta