par Nassera Metmati

Maurice Chevalier lance les toutes premières minutes d’Ariane. Le rideau s’ouvre sur le bal des amoureux transis de la capitale. Wilder a choisi Paris, lieu de passage rempli d’hôtels, paradis des couples qui font l’amour, « royaume des pigeons qu’on plume avec élégance », pour déplumer de sa plume les trois pigeons de son histoire.

Wilder puise un morceau de sa jeunesse des années 30, après son exil berlinois, pour mettre en place la substruction de la comédie Ariane. De ces années de solitude, Ariane ressort tel un morceau d’idéal, un bouillonnement d’idées dans le spleen ambiant européen. La comédie est un mélange sucré (I .A.L Diamond) salé (Wilder). Suivez donc le fil d’Ariane: un savoureux mix de vérité acidulée et mêlée d’ironie, entre le vitriol et la guimauve, le tout saupoudré d’amour. Une histoire d’amour à trois.

HOLLYWOOD OU LE CHAUDRON MAGIQUE

Le commissaire Chavasse (Maurice Chevalier), détective privé à Paris, mène une enquête sur une affaire de mœurs pour le compte d’un mystérieux client. Ce dernier soupçonne sa femme d’entretenir une liaison avec un richissime milliardaire américain d’une cinquantaine d’années, Franck Flannagan (Gary Cooper), locataire presque permanent de la chambre 14 du Ritz. Ariane (Audrey Hepburn), la fille de Chavasse et étudiante au conservatoire, découvre la photo de l’homme en question sur le bureau de son père…

Wilder débarque aux Etats-Unis au milieu des années 30, après avoir passé un bref séjour à Paris. Il y travaille ses premiers scénarios à l’hôtel. De ce lieu de transit, l’apprenti magicien forge les bases d’Ariane. Cette expérience rive gauche va donc nourrir un de ses succès de comédies. L’histoire d’amour d’Ariane remonte à une version prototype de Paul Czinner, interprétées par Elisabeth Garner et Gaby Morlay. Plusieurs années plus tard, en 1957, le cinéaste choisit la cadette d’Hollywood pour endosser le rôle. Hepburn est plus jeune. La silhouette se dessine sous des courbes plus frêles, casse avec les rondeurs d’Hollywood. Il s’agit du premier bain de jouvence américain. Audrey Hepburn tient la vedette à Gary Cooper, de 28 ans son aîné.

1957 marque aussi la fin d’une histoire d’amour entre Wilder et les studios. Ce divorce, déjà amorcé avec Sabrina, fait rejaillir et déborder l’inspiration du cinéaste. Chez Ariane, elle prend corps à chaque plan, à chaque parole, dans un discours à double tranchant et à double sens. Ainsi, le commissaire, bien que professionnel et apparemment attaché au sort sordide de sa clientèle, n’en éprouve pas moins un regard lucide qui se déploie sous une verve assassine. Certes, il tente de freiner les attentions de Monsieur X, mais il n’hésite pas à réclamer son dû de 60 000 dollars, le tout hors surcoût éventuel, précise t-il. Hollywood peut tout réaliser, tout et son contraire.

Hollywood détient l’art et la manière de faire naître les idéaux. Flannagan est la preuve physique de ce rêve. Par la fenêtre du balcon, Ariane entrevoit la merveille que lui dissimulait Chavasse. Cette merveille, est-ce bien ça le rêve américain ? Plus âgé, plus mûr, l’homme incarne dans l’imaginaire d’Ariane l’idéal Yankee, l’Apollon, le cow-boy, un Abraham Lincoln des temps modernes. Flannagan est le symbole de cette Amérique à qui tout réussit : fortunée, belle, et de réussite sociale. L’homme dirige des affaires dans le pétrole, les travaux publics, les turboréacteurs et Pepsi-Cola. Wilder confronte deux points de vue : The American Dream à la Vie en Rose. Chavasse résume l’évidence : il ne s’agit pas de Pepsi-Cola, la « pause-fraicheur » à laquelle songeait Monsieur X, mais pire : « Pepsi-Cola, hit the spot ». Le slogan même de l’américanisme.

Ariane, œuvre jugée subversive, a suscité des critiques liées à l’âge de ses personnages. Ariane est d’ailleurs labellisée « C » au Code de Censure Hayes. Une fois encore, Wilder en tire profit et prend à contre-pied la morale américaine en sous-entendant la virginité de son héroïne. Puis en plaquant une voix-off au final pour échapper totalement au happy end de circonstances.

Il fait donc coup double. Il se sert de cette scène pour donner une saveur avant-gardiste au maniérisme classique hollywoodien. Ariane aussi s’approprie une liste d’amants imaginaire. In fine, de ce fameux code, né tout le jeu de dupes de la jeune fille et l’art de la dissimulation : l’art de suggérer, l’art de jouer à cache-cache, derrière un panneau, derrière les portes, derrière une composition et aussi derrière Lubitsch.

LA LUBITSCH ACADÉMIE

La fascination de Wilder pour Lubitsch est antérieure à leur première collaboration pour La Huitième Femme de Barbe-Bleue (1938). Et qu’est-ce que représente Ariane dans la filmographie de Wilder, sinon l’envie de poursuivre, après Sabrina, son intrusion dans le registre élégant et européen de son maître ?
Ariane peut donc être perçu comme une reprise de Sabrina, qui était déjà la version masculine de Ninotchka que Wilder avait écrit pour Lubitsch et Greta Garbo. Linus (Bogart) cède ici sa place à Flannagan (Cooper).

Le couple mal assorti qu’il dépeint dans Ariane est semblable à d’innombrables autres couples singuliers qui parsèment sa filmographie, de Sunset Boulevard à celui formé par Jack Lemmon et Juliet Mills dans Avanti. Pour importer sa touche européenne au temps où il dirigeait à la Paramount, Lubitsch s’accompagnait de collaborateurs européens tels Mellor à la photographie ou Trauner pour les décors. Wilder les réemploie pour « signer » le cachet de sa comédie. Mais la Lubitsch Touch, ce sont aussi des indices, des couleurs, des détails qui sont au cœur des variations émotionnelles des personnages. Le chapeau de Ninotchka suggère un changement de personnalité chez l’héroïne. Chez Ariane, ce chapeau lui fait endosser le rôle de la maîtresse à chaque coup de 16h00.

L’arithmétique de Lubitsch rassemble tous les éléments au spectateur afin qu’il établisse lui-même le calcul. Cette idée renvoie à presque toute la mise en place de Wilder. Comment Lubitsch aurait-il fait ? Wilder auteur répond à cette question placardée derrière son imprimante à la fin de sa vie. D’emblée, la rencontre d’Ariane et de Flannagan est un modèle hérité de l’âge d’or du temps de Lubitsch. « Le meet-cute », où la rencontre burlesque entre un héros et son héroïne, inspire la rencontre sur le balcon de l’Hôtel Ritz. Alors que Franck Flannagan danse dans les bras de son amante, Ariane sort du balcon par lequel elle s’est introduite via une chambre adjacente à celle du milliardaire. Elle découvre les amoureux enlacés sous les airs de « Fascination » interprété par un groupe Tsigane qui accompagne le milliardaire.

Ce groupe, qui suit Flannagan au cours de ses tribulations amoureuses, participe au décorum, à l’imagerie sonore mise en place par le cinéaste. Le groupe contribue à l’une des séquences centrales de la comédie. Il accompagne en fanfare la dérive alcoolique du milliardaire. La table habillée de verres d’alcool glisse vers l’autre partie du cadre, hors champ. Dès que les coupes sont pleines, la table glisse vers le groupe de musiciens dont on devine la présence par une composition qui redémarre de plus belle.

L’excitation de la musique est souvent plus intense que ce qui est filmé. Franz Waxman et Miklos Rozsa, les deux compositeurs européens, en sont pour quelque chose. La musique reste une des composantes de l’univers de Lubitsch. Elle mélancolise l’action, participe activement à la dramaturgie. Ariane joue au conservatoire. L’opéra Tristan et Yseult est l’occasion des retrouvailles glaciales entre la jeune Ariane et Flannagan. De même, la musique accompagne les haussements d’épaules de Monsieur X lorsque celui-ci se cache derrière la porte, revolver à la main, pour porter au cœur chaque coup d’une souffrance intérieure. Nous sommes presque à la limite d’une joute musicale. Hepburn danse autour de son violon sur le palier de son appartement. L’excitation mène aux élans de l’amour.

POURQUOI PARLER D’AMOUR?

Parce que l’amour détient le pouvoir de transformer les êtres, de les révéler à eux-mêmes et face aux autres. Sans amour, on est rien du tout. Ariane l’apprend à ses dépens. Pendant un an, elle désespère, vit dans l’attente de revoir Flannagan. Par la fenêtre de sa chambre, la pluie déverse toutes les larmes d’Ariane alors qu’elle se languit sur son lit. Elle entretient sa relation dans la lecture des coupures de journaux qui relayent la vie trépidante et tumultueuse de son amant. Sa tristesse est tellement béante qu’elle doit s’ériger un monde pour se mettre à hauteur d’âme de l’américain.

Dans Ariane, l’amour révèle les caractères. L’amour met en avant les obsessions et les contradictions des personnages. Au cours de la ballade en barque, Ariane pique au cœur Franck Flannagan. Elle trouve son talon d’Achille en lui montrant qu’il est un cœur insensible, incapable d’aimer. Elle va amplifier le subterfuge, pour lui faire mal, pour qu’il comprenne combien, inconsciemment, il peut la faire souffrir. Ariane adhère à une morale qui lui est étrangère, une morale selon laquelle il faut éviter de s’attacher afin d’éviter les larmes.

Dans l’autre sens, Wilder emprunte un chemin inverse à l’amour. Rien ne semble résister au sentiment amoureux. Il est comme un appel d’air auquel répond le souffle de l’autre. Ariane ne peut résister aux avances du play-boy américain. Tous les arguments qu’elle avance s’avèrent dérisoires. De fait, le sentiment amoureux anéantit toutes les supercheries que nous nous infligeons à nous-mêmes ainsi qu’aux autres. Elle fait flamber tous les à-priori. Ariane brûle la lettre sur laquelle elle inscrit son désir de voir le milliardaire mourir sous les coups de pistolet. Ariane prend le recul de l’amour. Ses défenses tombent au moment où elle fait glisser son manteau d’hermine, ôte ses gants de soie et se laisse emporter par la vague qui vous prend au ventre, qui vous rend impuissant et atone. Ariane laisse à Flannagan une chance de se racheter et de vivre intensément une relation amoureuse.

N’y aurait en somme que de la joie de vivre à attendre chez Wilder ? « Il n’y a jamais eu de cynisme dans mes films (…) seulement de l’ironie » . Et si pour entendre sa morale, il s’agissait simplement de raconter toute la tragédie humaine sous ce régime de l’ironie. La tragédie d’Ariane tient au fait qu’elle n’est qu’un « poisson », une enfant, qui cherche à éclore et à devenir une femme. Le père, débonnaire, reste à sa place. Il se contente de récupérer le violon d’Ariane, alors que celle-ci accompagne son amant d’un pas tragique.

Wilder choisit au final de libérer les corps dans leur tragédie commune : l’un enferré dans son âge, l’autre prisonnière de sa jeunesse. Flannagan et l’Amérique emportent Ariane alors que le train se met en marche. L’Europe remet sur les rails, sur le droit chemin. L’arithmétique amoureuse a trouvé son équilibre. Mais peut-être aurions-nous préféré une autre fin, plus malheureuse, où Ariane reste persuadée qu’« il y aura d’autres hommes ». Peut-être ? Dommage, nous aurions souhaité que l’arithmétique ne se mêle pas à l’amour… Juste pour une fois.

FICHE TECHNIQUE

Date de sortie : Non connue
Réalisé par Billy Wilder
Avec Gary Cooper, Audrey Hepburn, Maurice Chevalier
Film Etats-Unis
Genre : Comédie romantique
Durée: 130 min (2h10)
Année de production : 1957
Titre original: Love in the Afternoon
Bonus Interview NT.Binh (critique à Positif), complément Allerton Films, Hubert de Givenchy
Distribué par Carlotta