Michael Haneke, la prise de conscience du cinéma
LE RUBAN BLANC
Reflet noir de l’innocence Ne seront pas démentis ceux qui stigmatisent l’apparente puissance et solennité monolithique du dernier film du cinéaste autrichien. Mais le cinéma d’Haneke n’est pas fait pour être aimé, n’est ni un porte drapeau flamboyant, ni un outil de consommation qui viendrait déplier de manière attendu un cadre narratif ou le cinéaste abattrait ses cartes pour mieux stigmatiser un quelconque obscurantisme. Sous une construction voulue en forme de puzzle, Michael Haneke franchit un saut qualitatif supplémentaire qui le place non seulement à rebours de ses œuvres passées, tout en se positionnant en avant-gardiste dans l’utilisation et la mise en scène des sources d’image, de la déréalisation de et par l’image. Être spectateur de la violence.
A force d’asséner que Haneke s’ankylose dans la violence, on oublie que le cinéaste s’inscrit dans la veine de ceux qui la place au-delà d’un outil de dénonciation. Tout au long de la carrière du cinéaste, Michael Haneke n’obtient d’abord qu’une reconnaissance officielle du jury il y a huit ans. Entre temps, ces films sont l’occasion pour lui de gagner en maturité. L’expérience a le privilège du recul. L’admirateur de Salo, ou les cent vingt journées de Sodome s’élève contre le spectacle de la violence. Il filme la violence de manière quasi brechtienne. Plusieurs faits étranges hantent un village de l’Allemagne du Nord Protestante en 1913. Un médecin incestueux est victime d’une tentative de meurtre à cheval. Plusieurs enfants sont victimes de sévices corporelles mortifères. Martin, un tailleur établi à Vasendorf, raconte un fait « divers » (récurrent chez Haneke) dans un contexte géographique et économique crucial de l’Allemagne. Haneke ne se présente pas en entomologiste ou dans une analyse sociologique. Le spectateur achève la construction mentale d’un cluedo, sans dénoncer les coupables, sans épilogues en décryptage pédagogique qui n’ont pas le droit de cité tout le long de l’enquête. Les émotions, les sensations nécessitent plus de temps que d’ordinaire. Ce temps utilisé par le cinéaste oblige le spectateur à intérioriser, à ne pas absorber la violence. Le réalisateur de Benny’s Video est capable d’alterner une peur, une violence souterraine en une explosion violente, physique et sèche. Comme ce moment où effrayé par le chemin pris par Martin, la brave nurse du baron, Eva, a peur d’un abus et prie son futur mari de reprendre la route. Cette séquence met mal à l’aise le spectateur qui pense en un éclair d’instant: et si le professeur serait un coupable de l’affaire ? Michael Haneke brouille les pistes et déroge à l’attente de notre inconscient. De l’autre, le climax glacial et mortifère de la violence des propos du médecin lorsqu’il affirme à la sage femme et amante dans la plus violente des froideurs si elle ne pouvait pas juste simplement mourir. Séquence extrême à laquelle nous nous posons en témoin actif, sans qu’une commande nous somme de froncer les sourcils ou de plisser des yeux vers la « victime ». Les villageois sont autant des témoins qui la reçoivent sans en comprendre l’origine, au moment de la découverte de Sigi ligoté et lacéré au bas de la porte du baron. Par ce procédé, Haneke donne accès à une vision d’un monde en apparence lisible, mais pour lequel nous ne parvenons pas à pénétrer le sens caché, secret des choses, de la matière.
Un acte de résistance Le cinéaste autrichien fonde un acte de résistance contre le déploiement du spectacle auquel répond le cinéma hollywoodien. A chaque étape supplémentaire de l’enquête et des évènements, rien ne dissipe ces énigmes. Nous pourrions nous attendre à une réaction d’horreur, de crise, mais le cinéaste émet des suspicions. Acte de résistance dans son propre cinéma ou le réalisateur ménage sans arrêt des zones d’attente ou de suspense qui trompe notre propre attente sur l’image. Derrière les portes, les fenêtres, qui font office de cadre dans le cadre, Haneke crée un artefact qui obstrue l’image, comme lorsque les enfants sont punis par des coups de verge du pasteur. Acte de résistance par la mise en scène. Le Mal est doué pour la mise en scène. Une grande part de la réussite tient, en dehors de l’originalité narrative, à la pureté du dessin, la netteté avec laquelle s’enchaînent les plans. Peu d’effets, aucune surcharge dans le jeu des acteurs contrôlés en harmonie dans le ton du film, aucun remplissage par des dialogues qui se voudraient explicatifs ni pollution sonore. Le film est mis en mouvement dans le but de dépeindre des silences qui traduisent des violences à peine esquissées. Les plans où les enfants du régisseur sont réunis dans le salon, dans une obscurité nocturne, sont silencieux, discrets, retenus, jamais mélodramatiques, mais rendus expressifs par le choix du cadre, la position angulaire du comédien et la lumière lunaire qui filtre à peine à travers les fenêtres. Haneke n’est pas pusillanime ; il croit en les vertus d’une mise en scène soigneusement préparée, juste, précise qui laisse sa lecture par le spectateur. Il déjoue les codes classiques pour mieux signifier les frustrations par les hors-champs et des plans séquences étirées. L’utilisation volontaire réaliste du noir et blanc est un geste qui signifie le montage, un geste de cinéma de la perte du cinéaste. A la fragmentation séquentielle le de l’ouverture de Caché sur la maison de Georges et Ana sous forme d’enregistrement ad hoc, Martin âgé enregistre sa voix-off dès les premières bobines de films. Martin est confronté au questionnement de son passé par un anachronisme en la personne du professeur. S’agit-il de la réalité ou de l’enregistrement de la réalité ? A quelle réalité faut-il croire ? S’agirait-il de faire un pont entre le passé et le présent et de faire en sorte qu’une histoire individuelle s’inscrive au regard de l’histoire collective ? Dans ce cas, les images de cinéma ne seraient qu’un miroir déformé ?
Idéologie au profil blond Que penser alors de l’imagerie collective, celle mille et une fois rabâchée dans les feuillets de la presse française sur les racines des idéologies fascistes et totalitaristes de l’Allemagne année zéro ? S’agirait-il de faire d’une histoire un premium, déterminisme de l’histoire à venir ? Les têtes blondes de chérubins meurtriers existaient déjà du temps des deux Funny Games. La différence est qu’elles sont encore plus jeunes, qu’elles semblent incapables de comprendre l’idée de l’éducation. Elles sont d’autant plus dangereuses car elles sont encore incapables de se révéler ; elles sont emmurées à la réalité de leur monde. Martin et Klara sont les deux enfants punis de porter le ruban blanc. Lorsque Martin entend la supplique de son père pasteur sur les dangers de certains vices, l’enfant reste emmuré dans un silence mental effroyable. Klara tue l’oiseau dans le bureau de son père sans aucune raison apparente. Ce qui sème le doute sur la réalité de ce postulat est que le cinéaste place volontairement son récit dans une période et un lieu choisi pour entretenir le mystère sur cette réalité. Haneke parsème plusieurs détails historiques et visuels qui laisseraient accréditer cette fable. L’édifice par lequel Eva emprunte l’arcade dans le but de dénoncer les coupables des sévices de Karli ressemble curieusement à l’entrée du triste et pas moins entrée du camp de concentration d’Auschwitz. La pression collective, les lieux d’interrogatoire, la bêtise, les mensonges, les suspicions, la manipulation, la malveillance sont autant d’attributs et d’indices du récit qui participent à cette atmosphère. La réussite de Haneke ne serait-elle pas celle de redonner ses lettres de noblesse à la cinématographie? Le cinéaste réussit un pari rigoriste grâce à des jeunes enfants qui entretiennent le flou d’une innocence toute trame, d’un fait de violence qui n’est connu que par ouï-dire. Les souvenirs sont extraits de la brume des temps comme pour faire planer, à la manière d’Ingmar Bergman, la hantise des péchés à venir, des vengeances perverses génératrices de sociétés répressives. Punir la faute des pères sur les fils ? Haneke n’imprime pas d’individualités. L’écheveau de visages est identique, les complices surgissent sans présentation préalable, les femmes portent les mêmes robes, comme pour déplier des hologrammes dans l’inconscient collectif et sur les stéréotypes déréalisées qu’ils véhiculent. Nous avons l’illusion d’en savoir beaucoup au moment ou Haneke abandonne le train en marche pour faire exploser au grand jour un autre cycle de violence, lié ou pas : l’attentat de l’Archiduc François Ferdinand. C’est cela aussi, le cinéma selon Haneke : la fabrique d’un mirage, d’une sorte d’objet conceptuel en même temps qui nous éloignerait de la chape de l’auteurisme. Conservera t-il ou pas ce parti pris de ce cinéma?
Fiche technique Réalisé par Michael Haneke Scénario Michael Haneke Titre original : Das Weisse Band Acteurs Narrateur : Ernst Jacobi Instituteur : Christian Fredel Eva: Leonie Benesh Pasteur: Burghart Klaussner Médecin: Rainer Back Précepteur (Hauslerher): Michael Kranz Sage Femme : Susanne Lothar Kurti : Aaron Denkel Producteur éxécutif : Michael Katz Directeur de la photographie : Christian Berger Film autrichien, allemand, français Genre : Drame