par Nassera Metmati

Comme l’avait souhaité Howard Hawks, Lauren Bacall devint un mythe à la seconde même où elle apparut à l’écran. Récit de la création d’une légende qui incarne aujourd’hui l’image même de l’Âge d’Or Hollywoodien.

Une apparition pour l’écran

Il en est ainsi de certains mythes qui échappent à toute notion de jeu, à toute explication rationnelle. Parfois, un corps, un visage, une voix se prêtent à la toile, se fondent dans l’écran pour mieux le crever telles ceux de Greta Garbo et Marlene Dietrich. La révélation de l’héroïne du Port de l’Angoisse a servi à briser le cliché de la femme « faire valoir » en incarnant un tempérament fort et insaisissable, encore inédit dans les années 40. Tel était le vœu d’Howard Hawks qui avait réussi à créer de ses propres mains une immense vedette. Mais cette brillante invention parvint aussi, notamment grâce à Humphrey Bogart, à échapper à l’emprise de son créateur. Le mythe Bacall est ainsi la combinaison de divers éléments réfléchis mais aussi de situations hasardeuses.

Symbiose d’un corps, d’une voix et d’une époque

Consciente de son corps qu’elle trouve trop grand, trop gauche, de sa poitrine jugée trop plate, Lauren Bacall n’a jamais pu s’identifier aux voluptueuses héroïnes romantiques. Rien d’étonnant donc à ce que cette jeune new-yorkaise, d’origine roumaine, ait choisi pour modèle Bette Davis, incarnation de la femme indomptable et sardonique. Jeune mannequin de 18 ans à peine, elle est remarquée en couverture de magazine par Slim Hawks, l’épouse du cinéaste, alors connue pour être la femme la plus élégante d’Amérique. La jeune fille lui fait l’effet d’une panthère alors qu’elle pose en tailleur devant une porte marquée « Service des donneurs de sang de la Croix Rouge américaine ». Hawks écoute et approuve les recommandations de son épouse dont le corps longiligne, la taille haute lui font penser à la jeune débutante. Slim donne également à Bacall son sobriquet dans Le Port de L’Angoisse et, selon une rumeur, écrit la plupart des dialogues osés de la jeune fille. Une autre légende veut que la secrétaire de Hawks, au lieu de se renseigner simplement sur Bacall, se serait trompée et lui aurait envoyée un billet pour la faire venir à Hollywood.

Hawks refuse d’emblée qu’on lui refasse les dents, qu’on lui épile les sourcils ou modifie sa coiffure. Il la veut telle quelle, pressentant que son naturel, loin des stéréotypes, constitue une attraction. Il rajoute pourtant un L au nom Bacal (qui lui vient de sa famille maternelle) pour clarifier la prononciation et lui demande de renforcer sa voix déjà basse, de la rendre beaucoup plus grave. L’idée de Hawks était de fabriquer une héroïne capable de tenir tête aux hommes et, en particulier, à Bogart. Expliquant ses intentions à l’intéressé, Hawks lui aurait dit : Vous êtes l’homme le plus insolent de l’écran, et la fille va être plus insolente que vous (…) à tel point que dans chaque scène avec elle, chaque fois qu’elle s’en va vous aurez l’air d’une cloche. »

Pour la tester, Hawks lui impose de tourner la fameuse scène du sifflet où elle dit à Bogart que s’il a besoin d’elle, il n’a qu’à siffler. Elle convainquit tellement Hawks et Jack Warner, à l’origine opposé à ce qu’elle partage seule l’affiche avec Bogart, que cette scène (écrite juste pour le bout d’essai) finit par être intégrée au film avec raison. Dès le début du tournage, il devint vite évident qu’il se tramait quelque chose entre les deux comédiens vedettes. Une liaison qui devait pourtant rester secrète puisque Bogart était marié. Bacall échappa ainsi à l’emprise de Hawks qui rêvait de la mettre dans son lit comme la plupart des comédiennes qu’il engageait. Il les filma donc avec un sentiment ambigu de jalousie, d’orgueil blessé mais tout en sentant bien que cette passion naissante allait enflammer la pellicule. Et en effet, il se produit un miracle durant le film. Si elle tient tête à Bogart, dissimule ses sentiments, ne se laisse pas démonter par son cynisme; à la fin du film, quand elle repart avec lui, elle le regarde avec dévotion, perd le temps d’une seconde son assurance factice et redevient à l’écran cette gamine de 19 ans amoureuse pour la première fois.

Une carrière en demie teinte

Le fameux « look », surnom que l’on lui donna après la scène du sifflet, ne doit rien ou si peu à son inventeur. Elle était si angoissée durant les prises qu’elle avait compris qu’en baissant la tête, et en promenant ses yeux sur son interlocuteur sans jamais bouger le menton, elle réussissait à contenir ses tremblements. Cette attitude, magnifiée par les éclairages de Sid Hickox, parut immédiatement une provocation sexuelle. Rarement avait-on vu une femme faire de telles avances à un homme. Cette impression de femme libre et inatteignable fut renforcée par la promotion du film où Hawks lui interdit d’accorder trop d’entretiens aux journalistes et de maintenir une aura mystérieuse.

Le mythe naissant allait perdurer, grâce à sa collaboration fructueuse avec Bogart. Dans Le Grand Sommeil, elle affiche son attirance pour son futur époux au cours de scènes fameuses de métaphores hippiques et sexuelles. Dans Les Passagers de La Nuit de Delmer Daves, elle commence à vouloir ouvrir son cœur dans ce qui constitue peut être le plus chaleureux des films noirs. Dans Key Largo de John Huston, sa silhouette flexible et son regard fixe réveillent la part héroïque endormie de Bogart. Une partie de son jeu consiste à taire ses sentiments. La plupart du temps, elle esquisse un mouvement de panique lorsque son partenaire devient sentimental. Mais passé ce geste qu’elle n’a su contrôler, elle redevient inatteignable. Bacall est devenue ainsi la femme expérimentée qui a compris que si elle désirait un homme, il lui faudrait feindre l’indifférence.

Sa liaison exemplaire avec Bogart, leur courage durant La Chasse Aux Sorcières, ont renforcé l’image d’un couple existentialiste, remake hollywoodien de celui formé par Sartre et Beauvoir. Mais à la mort de Bogey, elle met un frein à sa carrière. On retiendra parmi ses grands rôles son duo avec Gregory Peck dans La Femme Modèle de Vincente Minnelli. Et surtout son personnage de névrosée mondaine et égoïste dans La Femme Aux Chimères de Michael Curtiz qui dévitalise un talentueux saxophoniste interprété par Kirk Douglas.

Depuis trente ans, elle teste régulièrement l’éclat de son mythe que ce soit dans Misery de Rob Reiner, Prêt à Porter de Rober Altman, l’étonnant Birth de Jonathan Glazer avec Nicole Kidman qu’elle retrouve dans Dogville de Lars Von Trier. En fait Bacall n’a jamais eu d’âge. Dès sa première apparition, elle dissimulait ses 19 ans. Par la suite, elle en paraitra toujours un peu plus comme John Wayne à qui elle donne la réplique dans son ultime western: Le Dernier des Géants de Don Siegel. Récemment, dans un sidérant épisode de la série Les Soprano, elle égratignait son mythe en jouant son propre rôle, actrice hermétique et enfermée dans sa propre légende. Avec son vieil ami de jeunesse, Kirk Douglas, elle est l’une des dernières survivantes de l’Age d’Or. En novembre 2009, elle a reçu son premier Oscar. Soit tout juste soixante cinq après ses débuts fulgurants. Comme quoi, rien ne sert de courir…